• Education à la citoyenneté

    Extraits issus de l'ouvrage "De la non-violence et éducation"

    Page 49
    l’éducation à la citoyenneté
    L'enseignement scolaire s'adresse à des enfants qui, dans un premier temps, n'ont pas choisi de venir et qui sont là en quelque sorte "contraints et forcés". Dès lors, la scolarisation risque d'être vécue par l'élève comme une "violence" qu'il subit, comme un système auquel il doit se soumettre. L'élève est là pour "apprendre", c'est-à-dire pour "prendre" un savoir qui lui est donné. Pour être un "bon élève", l'enfant doit "apprendre ses leçons" et "faire ses devoirs". On impose à l'élève des "obligations de résultat" qui sont imposés à bien peu d'adultes.


    Pour "réussir", l'enfant doit "travailler", c'est-à-dire "faire des efforts" et "se donner de la peine". Cela signifie qu'il doit "souffrir". Et il sait que s'il n'obtient pas de bons résultats, il sera puni. L'enfant est donc non seulement "forcé" à apprendre et à travailler, mais il est obligé de réussir.

    Les maîtres ne veulent-ils pas lui "inculquer" des connaissances qu'il appelle des "matières" ?

    Or inculquer signifie "faire entrer de force", plus précisément "faire pénétrer en tassant avec le talon" (du verbe latin inculcare, de calx, calcis, talon). Pour une part irréductible, cet apprentissage de l'enfant est vécu par lui sous le mode de lacontrainte.

    Michel de Montaigne a dénoncé avec vigueur les méthodes d'instruction intensive que les élèves devaient subir : "On ne cesse de criailler à nos oreilles, s'insurgeait-il, comme qui verserait dans un entonnoir, et notre charge ce n'est que redire ce qu'on nous a dit71."

    Selon lui, l'éducateur manque sa mission s'il ne vise qu'à faire apprendre à l'enfant des leçons qu'il doit réciter par cœur. L'éducateur ne doit pas tant exercer la mémoire de son élève que faire appel à son intelligence : "Savoir par cœur n'est pas savoir : c'est tenir ce qu'on a donné en garde à sa mémoire. Ce qu'on sait droitement, on en dispose sans tourner les yeux vers son livre72."
     

    L'éducateur doit avoir l'ambition non pas seulement d'instruire l'enfant, mais de l'éduquer : "Qu'il ne lui demande pas seulement compte des mots de sa leçon, mais du sens et de la substance, et qu'il juge du profit qu'il aura fait, non par le témoignage de sa mémoire, mais de sa vie73."

    71 Michel de Montaigne, Essais I, Paris, Gallimard, Col. Folio/Classique, 1997, p. 222.
    72 Ibid., p. 225.
    73 Ibid., p. 223.

     

     Le "mauvais élève"


    Pour le "mauvais élève" en situation d'échec scolaire, la contrainte de l'école sera mal vécue et nourrira en lui un profond sentiment d'injustice. Traiter un enfant de "mauvais élève" c'est le désigner comme un "enfant mauvais". "Cet arrière plan anthropologique puissant, souligne Bernard Lempert, désigne celui qui est en difficulté, celui qui souffre, comme étant le porteur du mal74." Traiter ainsi l'enfant, c'est porter sur lui un jugement de valeur qui l'enferme dans une image négative de lui-même qui l'humilie et le culpabilise. De même, Bernard Lempert dénonce la confusion entre l'erreur et la faute. Pourquoi, en effet, parler de "faute d'orthographe", alors qu'il s'agit seulement d'une erreur technique sans aucune conséquence.
    L'enfant qui n'a pas su écrire un mot comme les adultes l'exigent n'est en rien "fautif". Il n'a fait que contrevenir à une règle de grammaire, et n'a enfreint aucune règle morale. L'erreur peut être corrigée, mais l'élève ne doit pas être blâmé.

    S'il est un lieu où le "droit à l'erreur" doit être reconnu, c'est bien l'école.


    "Ici, fait remarquer Alain, l'on se trompe, l'on recommence ; les fausses additions n'y ruinent personne75."

    Apprendre, c'est corriger ses erreurs. "Errare humanum est". Cela ne signifie pas seulement que l'erreur est humaine, mais qu'elle est "humanisante" : c'est en corrigeant ses erreurs que l'homme s'humanise.

    La compréhension de l'erreur éclaire et structure l'intelligence. Punir une erreur, c'est un abus de droit, un déni de justice. Et cela d'autant plus que la mauvaise note punitive est infligée en public, au vu et au su de tous les autres élèves. De même, l'enfant a le droit de ne pas comprendre. Qu'un élève n'ait pas compris, cela avertit qu'il faut lui fournir une meilleure explication. "Evidemment, note encore Alain, le plus facile est de s'en tenir à ce jugement sommaire : "Ce garçon n'est pas intelligent".
    Mais ce n'est point permis. Tout au contraire, c'est la faute capitale à l'égard de l'homme, et c'est l'injustice essentielle76."

    A travers l'échec scolaire, l'école, qui doit être le lieu privilégié de la socialisation, contribue elle-même à l'exclusion sociale.  La sélection opérée à l'école est l'un des facteurs les plus puissants de la fracture sociale.
    Le défi devant lequel l'enseignant se trouve placé est de faire comprendre à l'enfant qu'un tel travail "vaut la peine", de lui donner "envie d'apprendre" afin qu'il s'approprie ce qui lui est donné et qu'en définitive, il éprouve du "plaisir à comprendre", qu'il connaisse l'immense joie de devenir "intelligent".

    Et, en effet, l'enfant peut très bien prendre conscience que la transmission des connaissances par l'adulte est une étape essentielle dans la construction de sa personnalité. Ainsi il sera possible de réduire la "violence institutionnelle" que l'école fait subir à l'élève.

    74 Bernard Lempert, "Changer de regard sur les enfants", Non-Violence Actualité, mars 2000.
    75 Alain, Propos sur l'éducation, Paris, Presses Universitaires de France, Col. Quadrige, 1998, p.77.
    76 Ibid., p. 53.

     ALLEZ VERS LE HAUT 

     

      Instruire et éduquer  

     Un projet pédagogique global doit s'articuler autour de deux pôles : l'instruction et l'éducation. Instruire, c'est transmettre des connaissances qui constituent un savoir. Celui-ci concerne des faits et recherche l'objectivité. L'instruction est un renseignement : il donne une information scientifique ou technique.

    L'instruction vise essentiellement à l'utile. Elle est utilitaire.

    Elle communique un savoir qui permet un savoir-faire. Mais si utiles soient-elles, les sciences techniques sont étrangères aux valeurs qui donnent un sens à la vie. La science ne permet de penser ni la violence, ni la souffrance, ni la mort. La science non plus n'aide pas à penser la non-violence, la bonté et le bonheur. La science, en définitive, n'est d'aucun recours pour penser la vie.
    Le verbe éduquer, de par son étymologie, signifie conduire à l'extérieur (e-ducare, de ducere, conduire).

    Dans la Grèce antique, le pédagogue était l'esclave qui conduisait l'enfant de la maison familiale à l'école de la Cité (du grec paidogôgos, de pais, pedos, enfant et agein, conduire). Cette démarche "éducative", ce voyage "pédagogique" qui conduit l'enfant à l'extérieur de sa famille pour le mener à l'école exprime bien que l'éducation a pour finalité de transmettre à l'élève les valeurs morales qui feront de lui un bon citoyen. L'école est un espace intermédiaire, un lieu de transition entre le cercle familial et le vaste monde. Après que la famille ait assuré, autant que possible, une sécurité affective à l'enfant, l'une des missions de l'école est de lui faire découvrir la société des autres et de lui permettre de "vivre ensemble" avec eux. L'école est ainsi le lieu privilégié de la socialisation politique et citoyenne. L'école n'est pas le monde, mais l'éducation doit préparer l'enfant à vivre dans le monde. Dans un premier temps, elle doit protéger l'enfant contre le monde.
    L'éducation doit avoir pour ambition principale de préparer les enfants à devenirphilosophes et citoyens. Ils auront ensuite tout le temps d'acquérir le savoir professionnel qui leur permettra de devenir travailleurs. Éduquer, c'est transmettre des valeurs qui sont porteuses de sens. Il ne faut pas ici avoir peur des mots et il faut oser dire : éduquer, c'est permettre à l'enfant de construire son humanité.
    "L'enfant, dit Alain, a cette ambition d'être un homme ; il ne faut point le tromper77."
    La seule manière de ne pas le tromper est de lui permettre d'accéder à la liberté.

    Éduquer, c'est essentiellement éduquer à la liberté. Il faut reconnaître que la difficulté est immense. Voilà le grand paradoxe de l'éducation : éduquer à la liberté le petit d'homme en le mettant non seulement sous influence, mais sous contrainte. Car l'éducation est contrainte. Et la liberté s'acquiert, non point certes en subissant la contrainte, mais en la surmontant.

    77 Ibid., p. 51

    Ainsi Saint-Exupéry fait dire au seigneur de Citadelle : "Je n'ai point compris que l'on distingue les contraintes  de la liberté. (...) Appelles-tu liberté le droit d'errer dans le vide ? (...) Et l'enfant triste, s'il voit jouer les autres, ce qu'il réclame d'abord c'est qu'on lui impose à lui aussi les règles du jeu qui seules le feront devenir78."

    Mais il ne suffit pas de suggérer que toute contrainte n'est pas violence, il faut affirmer qu'il n'y a de contrainte éducative que non-violente.
    Si l'instruction apprend un "art de faire", l'éducation transmet un "art de vivre". Et s'il est important de "savoir" pour "savoir faire", il est essentiel de "savoir vivre".


    L'école est le lieu où les enfants doivent être initiés à l'art de "vivre ensemble".

    Éduquer, c'est enseigner la grammaire de la vie. Dans l'instruction, le rôle de l'apprenant est surtout passif : il doit se contenter de "suivre" un cours qui lui est "donné", d'enregistrer et d'emmagasiner les notions qui lui sont inculquées. En principe, sauf si l'instructeur se trompe, il n'a rien à y redire. Il doit se contenter de répéter. L'instructeur est un répétiteur. Dans l'éducation, l'apprenant a un rôle actif. Il a son mot à dire. L'éducation repose sur une relation interactive entre le maître et l'élève. L'instruction privilégie l'apprentissage des savoirs ; l'éducation privilégie la relation avec l'apprenant. L'instructeur parle aux élèves ; l'éducateur également, mais il prend le temps de parler avec les élèves et de les écouter.
    S'il convient de distinguer l'instruction de l'éducation, il ne s'agit certainement pas de les séparer et de les opposer. Un bon instructeur est déjà un éducateur et un bon éducateur est encore un instructeur. Tout particulièrement dans les domaines de la philosophie, de la littérature et de l'histoire, l'enseignant ne saurait s'en tenir à faire de l'instruction en communicant un savoir objectif. Ce qui est alors en question et ce dont il faut débattre avec les élèves, c'est bien le sens de l'existence humaine.
    Il convient de souligner l'importance de l'enseignement des mathématiques dans la formation intellectuelle des enfants. L'instruction des mathématiques participe directement à l'éducation de l'intelligence. La science mathématique, fondée sur la logique de la non contradiction et le principe de déduction, apprend la rigueur du raisonnement qui est essentielle à la pensée. Lorsqu'il entreprend "d'estimer les exercices auxquels on s'occupe dans les écoles", Descartes écrit : "Je me plaisais surtout aux Mathématiques, à cause de la certitude et de l'évidence de leurs raisons79."
    Il précise qu'il espérait que les "raisons certaines et évidentes" que les mathématiciens ont pu trouver par leurs démonstrations "accoutumeraient [son] esprit à se repaître de vérité et ne se contenter point de fausses raisons80". Et il en vient à penser que la méthode des mathématiques ne doit pas servir uniquement aux "arts mécaniques", mais qu'elle peut être fort utile à découvrir "toutes les choses qui peuvent tomber sous la connaissance des hommes81".

    78 Antoine de Saint-Exupéry, Citadelle, Paris, Gallimard, 1948, p. 219.
    79 Descartes, Discours de la méthode, Paris, Éditions de l'école, 1965, p. 16.
    80 Ibid., p. 26.
    81 Ibid., p. 25.

    ALLEZ VERS LE HAUT

     

    Michel de Montaigne regrettait vivement que la philosophie soit déconsidérée et qu'on ne l'enseignât point aux enfants : "C'est grand cas, affirmait-il, que les choses en soient là en notre siècle, que la philosophie, ce soit jusque aux gens d'entendement, un nom vain et fantastique, qui se trouve de nul usage et de nul prix. (...) On a grand tort de la peindre inaccessible aux enfants82."

    Selon Montaigne, entre tous les arts qu'il faut enseigner à l'enfant, il convient de donner la première place à l'art de bien vivre : "Car il me semble, écrit-il, que les premiers discours de quoi on lui doit abreuver l'entendement, ce doivent être ceux qui règlent ses moeurs et son sens, qui lui apprendront à se connaître, et à savoir bien mourir et bien vivre83."

    Et puisque c'est la philosophie qui "nous instruit à vivre", il importe de la communiquer à l'enfant. Ce n'est qu'ensuite que le temps viendra de lui apprendre les sciences : "Après qu'on lui aura dit ce qui sert à le faire plus sage et meilleur, on l'entretiendra que c'est que logique, physique, géométrie, rhétorique84."
    Dans la conception du système scolaire qui prévaut généralement dans les sociétés dites "modernes", l'instruction occupe une place beaucoup plus grande que l'éducation.

    L'objectif recherché est d'abord de permettre aux jeunes d'arriver sur le marché du travail avec la qualification technique requise pour avoir les meilleures chances de trouver un emploi.

    De ce fait, il existe une étroite collusion entre le système éducatif et le système économique.

    Certes, l'école doit permettre aux jeunes d'acquérir une qualification professionnelle grâce à laquelle ils pourront trouver du travail, à défaut de pouvoir choisir le métier qui correspond le mieux à leurs aptitudes. Au demeurant, la demande des familles est d'abord utilitaire: elles se préoccupent avant tout de la "réussite scolaire" de leur enfant detelle sorte qu'il puisse facilement s'insérer sur le marché du travail. Et cela est fort compréhensible. Pour autant, dans une démocratie, les parents ne sont pas des clients de l'école et ce n'est pas à eux de décider quel enseignement doit être dispensé aux enfants.

    La mission de l'école, qui consiste à transmettre les valeurs fondatrices de la culture, de la civilisation et de la démocratie, ne saurait être négociée avec les parents. Ceux-ci ne sauraient prétendre mettre l'école sous leur tutelle,mais cela ne signifie pas qu'ils doivent être maintenus en dehors du processus pédagogique. Ils doivent au contraire lui être associés par une information la plus large possible et, quand cela est utile, par une concertation avec leurs représentants.
    Par ailleurs, l'enseignant est tenté de se considérer lui-même comme un instructeur et non comme un éducateur.

    "A chacun son métier" dit la sagesse des nations qui ajoute : "Qui se mêle du métier d'autrui traît sa vache dans un panier".

    82 Michel de Montaigne, op.cit., p. 235.
    83 Ibid., p. 233.
    84 Ibid., p. 234.

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